Une oeuvre collective d’après « Octobre » de James Tissot

Lundi matin, mes élèves artistes, âgés de 80 à cent ans, prennent place autour de la table du salon.

J’ai préparé un grand carton, de la peinture et un livre. Je leur présente l’œuvre de James Tissot, toile exposée au Musée des Beaux-Arts de Montréal. On parle de cette magnifique peinture, Octobre de 1883.

Elle est de saison, cette femme marchant dans la nature colorée d’orange, de pourpre, de marron.

Les feuilles des couleurs de l’automne.

Trois dames se mettent à peindre le fond : vert, jaune, noir et bleu ciel. Une petite équipe d’artistes découpe les feuilles dans des papiers colorés et à motifs. On prépare le personnage central : robe, chapeau, main et visage. Une dame découpe et peint les éléments de sa silhouette, une autre les décore, une troisième s’applique à peindre main et visage. Les éléments prennent forme.

Lundi après-midi, l’œuvre collective est poursuivie à un autre étage. Plusieurs résidentes, patiemment, avec attention et sourire, peignent les détails du fond, des touches bleues, blanches et vertes.

Nous parlons peinture, et en quelques minutes, les gestes hésitants s’affirment.  Un silence apaisant, quasi religieux habite la cuisine où j’ai installé l’atelier. Une petite équipe d’artistes s’atèle à terminer les feuilles, des coups de ciseaux patients, mesurés, des rires et beaucoup de concentration.

Malgré l’arthrose, les douleurs, la démobilisation et les mouvements dans le couloir, chacun reste absorbé par son ouvrage.

Vers 15 heures, nous achevons l’œuvre collective. Je m’applique à tout assembler sur le fond peint, avec la colle chaude. Madame K. regarde avec sourire les feuilles envahir le fond et la silhouette de la dame s’assembler délicatement. Nous observons tous ensemble le résultat, nous sommes heureux et épatés de cette œuvre collective. En quelques heures, nous avons relevé le défi de créer une toile inspirée de celle de Tissot.

Je range les affaires de l’atelier et je descend montrer le résultat final aux artistes de l’étage du matin. Beaucoup de couleurs et de bonheur dans leurs regards. C’est de la fierté, de la dignité, de la tendresse envers soi-même qui viennent nous réchauffer. Je quitte mes élèves avec bonheur, une grande plénitude et le sentiment d’avoir partagé avec elles et eux quelque chose d’inestimable : accueillir l’artiste que nous avons en nous! Quelle puissance!

Lundi soir, alors que je suis plongée dans ma soirée familiale, le téléphone sonne. Ma direction m’annonce que le programme au sein duquel je donne mes ateliers vient d’être coupé. Il nous reste dix jours de cours, suite à quoi, mes artistes, mes élèves, mes résidentes et résidents n’auront plus d’ateliers d’arts, de musicothérapie, de psychomotricité, de zoothérapie. Plus de peinture, plus de chants, de chiens et chats qui viennent visiter des personnes fragiles, plus de cours adaptés pour bouger, plus de mélodies, plus de papiers découpés. Plus d’œuvre collective.

Plus, rien, zéro, fini.

Une réunion du lundi matin en a décidé ainsi, quelques responsables du ministère, qui ne connaissent pas la lumière dans les yeux de ces artistes ont décidé de tout arrêter, en pleine année scolaire, après plus de 25 ans de programme.

Nous savions que le programme était menacé, nous avions des informations au compte-goutte depuis une année. Nous sommes des professeurs vacataires bien isolés dans leur commission scolaire, des ovnis seuls sur le terrain, des nomades de résidences en centres, de centres en établissements pénitenciers, de chambres en cuisine, de salles sans équipement, à petit coin de paradis faits de quelques bouts de ficelles, de rubans et de peinture. Malgré les conditions de travail, la précarité des coupes amorcées en juin, nous nous étions rattachés à la promesse de finir cette année scolaire, de mener cette nouvelle saison auprès de nos élèves. Mais les idéalistes, humanistes que nous sommes ne partagent pas les mêmes tables que ceux qui prennent les décisions.

Mes collègues et moi-même sommes partagés entre colère et larmes, entre tristesse et frustration. Cependant, je ne veux garder aucune amertume de tout cela dans le futur.

C’est pourquoi je tiens à remercier mon parcours professionnel de m’avoir mis sur la route de ces artistes : Madame B., Madame S. Madame A., Monsieur B., Madame L., Monsieur R., Madame C., Madame B., Madame P., Madame B., Madame A, Madame B, Madame A, Madame R., Madame L., Madame K., Madame L., Madame C., Madame D., … et à tous les artistes qui se sont éveillés dans ces petits coins de cuisine, de salon, de chambres, devenus des ateliers éphémères remplis de vie.

La vie.

A vous toutes et tous, MERCI.